5 questions à Laura Lacombe (EDHEC) sur les différences genrées d’aspirations professionnelles
Dans cette interview, Laura Lacombe - Chargée d'études au sein de la chaire Diversité & Inclusion de l’EDHEC - présente un rapport à venir (fin 2024) sur les différences genrées dans les aspirations et choix des femmes et des hommes dans leurs études (en particuliers au sein des écoles de management) et sur le marché du travail.
Pourquoi vous intéressez-vous aux différences d'aspirations professionnelles entre les (jeunes) femmes et les (jeunes) hommes ?
Laura Lacombe : Nous sommes une école : notre rôle premier est de former les élèves et de les préparer à leur futur métier. Il est primordial de connaitre leurs aspirations, pour à la fois s’adapter à leurs besoins, leurs motivations mais aussi les pousser à se dépasser, à être curieux. Pour les inciter aussi à sortir de leur zone de confort afin de découvrir de nouvelles choses, y compris relatives aux enjeux sociétaux.
En se penchant sur les aspirations des jeunes, notamment des personnes voulant entrer à l’EDHEC, nous nous sommes rendu compte que celles-ci étaient différentes selon le genre. Plus précisément, nous avons étudié les données récoltées par l’EDHEC NewGen Talent Centre entre 2021 et 2023 auprès de candidates et candidats aux écoles de management françaises, et avons décidé de les analyser au prisme du genre, tout en les mettant en perspective avec les recherches existantes. De ce travail, est ressorti un rapport instructif et pédagogique – qui sera rendu public en novembre – sur les différences d’aspirations professionnelles des jeunes femmes et des jeunes hommes. (1)
Nous avons constaté qu’ils et elles n’ont pas les mêmes envies d’études et de métiers. Bien qu’ayant passé les mêmes concours et un projet commun d’intégrer une école de management, ces jeunes personnes ont visiblement, sans grande surprise, intériorisé de manière inconsciente des attentes sociales différentes selon leur genre. Cela n’était qu’une surprise très relative : bien qu’il y ait autant de femmes que d’hommes entrant dans notre école, et donc voulant étudier les métiers du management au sens large, ces personnes ont été influencées dès leur plus jeune âge, par toute la société qui effectue plus ou moins « consciemment » un traitement encore différencié des personnes selon leur genre.
Quelles questions ce rapport soulève-t-il ?
Puisque ces différences d’aspirations nourrissent in fine les inégalités salariales et de carrière, que pouvons-nous faire à notre échelle pour réduire les différences entre les individus quel que soit leur genre ? Que pouvons-nous faire pour éviter que des personnes se freinent dans leurs aspirations professionnelles parce qu’elles sont hommes ou femmes ? Comment rectifier les inégalités déjà présentes entre les élèves à leur arrivée dans notre école ? En tant que chaire sur la diversité et l’inclusion dans une grande école de management, nous devons nous poser ce type de questions pour espérer participer à une société plus juste et plus équitable socialement.
Pour réduire les différences entre les femmes et les hommes en entreprise, il faut, selon nous « prendre le mal à la racine ». Nous ne voulons pas imputer les différences genrées en termes de carrière exclusivement aux entreprises. Elles ont bien sûr leur rôle à jouer. Mais il faut également avoir conscience que le problème est bien plus vaste, qu’il concerne toute notre société, et que le système éducatif dans son ensemble (de la maternelle à l’enseignement supérieur) doit œuvrer activement pour une société plus égalitaire.
Quel est le lien entre ces aspirations genrées et le visage actuel du marché du travail, que vous caractérisez comme marqué par la "ségrégation professionnelle" ?
Tout d’abord, une précision : la ségrégation professionnelle est une expression utilisée, entre autres, par Karine Briard, qui a travaillé pour la DARES, un service statistique ministériel. Même si les termes peuvent paraître forts, c’est une expression qui est utilisée par des chercheurs et chercheuses et des institutions publiques, ce qui montre que le phénomène est étudié et connu.
Quand on parle de ségrégation professionnelle sexuée, on parle du phénomène qui fait que les femmes et les hommes n’exercent pas les mêmes métiers. Plus exactement, cela correspond à « une situation où les travailleurs (travailleuses) sont assignés (assignées), de droit ou de fait, à des professions différentes en fonction de leur sexe » (2).
Deux types de ségrégations professionnelles peuvent être distingués (2) (3).
Premièrement, la ségrégation horizontale correspond à la concentration d’un des deux genres (femmes ou hommes) dans certaines professions. En France, seuls 24% des métiers sont mixtes (4). Le reste des métiers sont des métiers dits féminisés (dans lesquels on trouve au moins 65% de femmes) ou des métiers dits « masculinisés » (dans lesquels on trouve au moins 65% d’hommes). 70 % des femmes exercent des métiers dits « féminisés », 64% des hommes des métiers dits « masculinisés » (5).
On constate également une ségrégation verticale : c’est la tendance qui fait que les femmes vont être sous-représentées dans des professions « ayant des attributs souhaitables » (en d’autres termes des revenus élevés ou une reconnaissance sociale certaine). Cela se rapporte aussi au fait que les hommes occupent plus souvent des postes à forte responsabilité et les femmes des positions plus subalternes.
Dans certaines données que nous avons analysées (1), nous voyons que les aspirations des jeunes vont dans le sens de cette ségrégation professionnelle. Les élèves veulent s’orienter dans des parcours étudiants différents : on peut parler d’une « ségrégation horizontale étudiante » en quelque sorte, ou d’une « division sexuée de l’orientation » (6) qui pose les bases d’une ségrégation professionnelle (7). Les vœux des élèves, s’ils sont concrétisés, mènent aussi à une ségrégation verticale : les femmes interrogées dans l’étude sont davantage attirées par des formes d’organisations moins rémunératrices (par exemple, elles sont moins attirées par les entreprises du secteur privé que les hommes et plus par des ONG ou association). De plus, les hommes souhaitent davantage travailler dans des grandes entreprises (plus de 5000 personnes), qui sont en général plus rémunératrices. Les grandes entreprises peuvent être perçues comme des organisations où la compétition est forte et où le lien humain moins important ; ce sont aussi des lieux où les perspectives d’évolution sont les plus fortes.
Comment caractérisez-vous l'effet précoce des différences de genre sur les choix scolaires ?
L’éducation des enfants, qu’on le veuille ou non, est encore très genrée. Cette éducation différenciée se fait par la famille (de manière consciente ou non) mais aussi à travers les activités et jouets, les livres, les dessins-animés, … Même si on essaye d’avoir l’éducation la plus neutre possible, on sera toujours influencé par nos représentations, nos biais inconscients et le monde qui nous entoure. A titre d’exemple, notre environnement sociétal est encore inégalitaire (ce qui renforce les stéréotypes de genre) que ce soit dans les médias (le temps de parole des femmes à l’antenne (télévision et radio) n’est que de 34%) (8) ou en politique (36% de femmes à l’Assemblée nationale) (9).
Nos attentes genrées vont ensuite se diffuser plus ou moins fortement sur les comportements des enfants, leurs goûts, leurs compétences et leurs choix d’orientation.
Concernant nos biais inconscients et plus précisément les stéréotypes que l’on a intégrés, cela va engendrer des attentes différentes en fonction du genre du sujet. Et c’est le cas même pour les bébés ! Les adultes imputent des émotions et des dispositions différentes aux très jeunes enfants en fonction de leur sexe.
Dans une expérience que tous les étudiants en psychologie connaissent, des chercheurs (10) ont montré, dès 1976, les projections différentes des adultes sur le comportement et les émotions des bébés selon leur genre. Ils ont montré une même vidéo d’un bébé jouant à 4 jeux ; à la moitié des participant.es de l’étude, ils disaient que le bébé était un garçon, David, et à l’autre moitié que ce même bébé était une fille prénommée Dana. Les personnes participant à l’étude devaient ensuite évaluer différents éléments relatifs à ce bébé. « David » était perçu comme plus fort et plus actif que « Dana ». Lorsque le bébé criait, elles avaient tendance à attribuer ce cri à de la colère si elles pensaient que c’était un garçon et à de la peur si elles pensaient que c’était une fille.
Pour revenir aux choix scolaires, on constate une intériorisation du « schéma de genre » (11) à la fois pour les filles et pour les garçons, qui génère une orientation vers des formations et des métiers répondant à cette logique genrée. Cela est dû à de multiples facteurs. Par exemple, à une confiance en soi plus faible chez les femmes (12) ou encore à une anticipation, pour les jeunes femmes, des difficultés à concilier vies professionnelle et familiale (13). Alors qu’ils sont encore étudiants, les individus ont déjà intégré les normes de genre différentes à la conciliation des temps de vie : les étudiantes optent pour des carrières moins risquées, plus stables, avec moins de contraintes, au dépend de potentielles évolutions professionnelles et salariales plus importantes (14). Cela a pour conséquence un maintien de la ségrégation professionnelle.
Comment corriger ces divergences au niveau de l’entreprise ?
Il existe diverses pistes pour contrecarrer ces inégalités : elles peuvent être au niveau des politiques publiques. L’instauration de quotas (loi Copé-Zimmermann, loi Rixain) a, par exemple, permis de faire entrer les femmes dans les instances dirigeantes. C’est un des moyens de briser le fameux plafond de verre (bien qu’il reste encore beaucoup de travail à faire (15)).
A leur niveau, les entreprises ont également des leviers à mettre en place pour permettre aux femmes d’accéder aux mêmes carrières que les hommes (fonctions, salaires, trajectoires…). Elles pourraient fournir un accompagnement des femmes en identifiant les talents et en mettant en place des programmes de mentorat par exemple. Les organisations devraient également proposer des formations aux inégalités et aux stéréotypes de genre à tous les salariés, si possible, et aux managers en priorité. La mise en place et l’application de processus de recrutement égalitaires (CV anonymes, formation des recruteurs, grille de salaire et de compétences, …) pourrait également aider la carrière des femmes (et de certaines minorités).
Enfin, l’accompagnement de la parentalité est également primordial à nos yeux. Pour rappel, les interruptions d'activité sont plus fréquentes pour les mères, et cela s’accroît avec le nombre d’enfants (16). Il nous semble important d’inciter à la prise du congé paternité voire à son renforcement (17). Les entreprises devraient également mettre en place des dispositifs permettant un meilleur équilibre des temps de vie (télétravail, crèches d’entreprise, …).
Références
(1) Notre rapport porte sur plusieurs jeux de données collectées par l’EDHEC NewGen Talent Centre entre 2021 et 2023 auprès de candidates et candidats aux écoles de management françaises. Ces données ont été analysées par la Chaire Diversité & Inclusion au prisme des différences entre les femmes et hommes et ont été couplées aux divers travaux préexistants relatifs aux différences genrées dans l’éducation et dans le monde du travail.
(2) Briard, K. (2020). Temps partiel et ségrégation professionnelle femmes-hommes : Une affaire individuelle ou de contexte professionnel ? Travail et emploi, 161(1), 31‑60.
(3) Meulders D., Plasman R., Rigo A., O’Dorchai S. (2010), Meta-Analysis of Gender and Science Research Topic Report: Horizontal and Vertical Segregation. Luxembourg: Publications Office of the European Union.
(4) Observatoire des inégalités. (2022). La mixité des métiers progresse, mais bien lentement. Observatoire des inégalités.
(5) Briard, K. (2022). Métiers « de femmes », métiers « d’hommes » : en quoi les conditions de travail des femmes et des hommes diffèrent-elles ?. DARES
(6) Vouillot, F. (2007). L’orientation aux prises avec le genre. Travail, genre et sociétés, 18(2), 87‑108.
(7) Guilley, E., Arruda, C., Jacques-Antoine, G., Gianettoni, L., Gross, D., Joye, D., Moubarak, E., & Müller, K. (2014). Maçonne ou avocate : Rupture ou reproduction sociale ? Service de la Recherche en Education, Lausanne.
(8) La représentation des femmes à la télévision et à la radio - Rapport sur l'exercice 2023. Arcom
(9) Assemblée nationale : recul de la parité au Palais-Bourbon à l'issue des législatives anticipées (juil. 2024). LCP.fr
(10) Condry, J., & Condry, S. (1976). Sex Differences : A Study of the Eye of the Beholder. Child Development, 47(3), 812‑819.
(11) Valian, V. (1999). Why So Slow? : The Advancement of Women. The MIT Press.
(12) Zenger, J., & Folkman, J. (2016, January 5). How Age and Gender Affect Self-Improvement. Harvard Business Review.
(13) Gianettoni, L., Simon-Vermot, P., & Jacques-Antoine, G. (2010). Orientations professionnelles atypiques : Transgression des normes de genre et effets identitaires. Revue Française de Pédagogie, 41‑50.
(14) Wagner-Guillermou, A.-L., & Barth, I. (2015). Femmes-hommes : Une inégalité librement consentie ? @GRH, 14(1), 47‑71
(15) Harnay, S., & Rebérioux, A. (2022). Pour une véritable égalité homme-femme au sein des conseils d’administration des entreprises. Post-Print, Article hal-03924333.
(16) Insee (2022). Emploi, chômage, revenus du travail. Insee Références.
(17) Le congé de paternité et d'accueil de l'enfant : Représentations et attentes (2022) Chaire Diversité & Inclusion de l'EDHEC.